ABSTRACTIONS Qu'est-ce que les mathématiques? Des sciences toutes _formelles_. L'arithmétique et l'algèbre sont la rhétorique des nombres. On raisonne et on raisonne, on déduit et on déduit, étant donné n'importe quoi dans l'abstrait. On applique les principes généraux à des problèmes particuliers et la solution de ces problèmes devient un petit talent mécanique, comme la syllogistique du moyen âge, ou comme la machine à raisonner de Raymond Lulle. La science même du mouvement, la reine du siècle, la mécanique, roule encore sur des relations formelles dans l'espace et dans le temps, et elle ne cesse pas de déduire, de raisonner à perte de vue sur une hypothèse qui est l'équivalent scientifique d'une matière de discours latin. Il est vrai que, dans un cas, il faut raisonner juste; dans l'autre, ce n'est pas nécessaire, et même, quand la cause à soutenir est mauvaise, il est bon de déraisonner. Mais le mathématicien ne raisonnera pas mieux qu'un autre dans la vie réelle parce qu'il sera habitué à raisonner dans l'abstrait, à déduire des conséquences rectilignes d'une hypothèse, non à observer et à réunir toutes les données de l'expérience, non à induire, à deviner, à apprécier les probabilités. L'esprit mathématique, dans la vie privée et dans la vie publique, c'est l'art de ne voir qu'un des côtés de la question. Dans les sciences mathématiques, nous faisons nous-mêmes nos définitions; dans la réalité, c'est l'expérience qui nous les impose et, sans cesse, les transforme, les corrige par des déterminations nouvelles. Nous trouvons toujours dans les résultats plus que nous n'avions mis dans nos définitions et dans nos principes. Nous avions dit: deux et deux font quatre, et nous trouvons cinq; nos étroites formules sont débordées par la nature et par la vie. ALFRED FOUILLIÉE.