« Né trop tard pour explorer la Terre, Né trop tôt pour explorer l’espace. »

Mots-clés : mème, science, estime de soi, analogie, explorer, essai, recherche scientifique
Ce dicton, parfois conclu par la formule optimiste et espiègle
« né juste à temps pour regarder des mèmes bien choisis sur internet »,
communique le désir d’exploration physique de notre environnement et la frustration de ne pas être parmi les premiers à découvrir des contrées inexplorées. Quand je faisais de la recherche publique, j’ajoutais parfois pour moi-même
« né juste à temps pour explorer les classes fermées par composition des opérations sur un ensemble à trois éléments… etc., etc. »
(car tel était un de mes sujets de recherche à l’époque – un domaine encore mystérieux de l’algèbre universelle et de la théorie des clones). Je m’amusais à m’imaginer en Explorateur de l’Esprit, et j’en tirais une satisfaction vaniteuse. Mon bonheur fut hélas de courte durée et je me mis à douter de plus en plus de mes capacités jusqu’à ne plus réussir à me convaincre que j’explorais réellement, c’est-à-dire que je visitais des lieux que nul autre n’avait visité auparavant (ce critère est important). En ajoutant à cela la difficulté de travailler dans un environnement de recherche parfois plus orienté vers la recherche de fonds que la recherche de connaissances, et je me trouvais en assez mauvais état après mon second contrat post-doctoral.
L'"enfant gnome" philosophe du jeu vidéo Runescape.
Voici une des critiques que je me fis alors :
« je ne suis pas assez bon pour inventer quoi que ce soit. De bien meilleurs que moi ont déjà exploré et découvert tout ce que j’aurais pu seulement rêver de découvrir. »
Je continuais pourtant à apprendre et à travailler de mon côté, car il faut bien s’occuper ; et, après quelques mois, un aspect important de l’analogie de l’explorateur que j'avais occulté m’apparut.

Pourquoi explore-t-on encore ?

Malgré leur naissance « trop tardive », beaucoup de personnes explorent encore la Terre, selon deux modalités auxquelles je peux penser :
  1. elles explorent des parties du monde qui sont
    • encore inexplorées (!), telles que les mers (ce qui est en contradiction avec le dicton originel),
    • dangereuses, tels que les pays en guerre ;
  2. elles explorent des parties du monde qui sont connues, mais qu’elles n’ont pas encore explorées elles-mêmes.
En suivant cette analogie de l’explorateur étendue, toute raison à l’exploration de parties du monde connues mais non explorées personnellement peut être donnée comme raison à l’exploration de l’esprit. L’extension de l’analogie résous également la critique ci-dessus, puisque la satisfaction d’être le premier à découvrir quelque chose n’est nécessairement pas une raison de l’exploration de parties du monde connues mais non explorées personnellement (puisqu’elles sont connues et déjà explorées en général). Par exemple, la satisfaction de la découverte est personnelle. Qu’importe que je ne sois pas le premier à voir la vallée de Hudson ou le massif central ? Je veux tout de même les voir et, ce faisant, en dériverai certainement une satisfaction personnelle.

Albert Bierstadt, Among the Sierra Nevada, California, 1868, Smithsonian American Art Museum, Washington, D.C.

Explorons ce qui a déjà été exploré

  • Allons voir la tour Eiffel.
  • Essayons de peindre un tableau en n’utilisant que deux couleurs.
  • Créons un nouveau langage.
  • Essayons de dessiner une main humaine.
  • Écrivons une histoire qui relate la recherche de l’amour.
  • Essayons de trouver un moyen de couper un angle en deux.
  • Trouvons comment faire pousser des tomates.
  • Colorons les nombres premiers d’une certaine manière et voyons de quoi ils ont l’air sur une toile.
(Certaines de ces propositions commencent à ressembler à des choses inexplorées…)
Ces propositions vous semblent-elles raisonnables, malgré le fait qu’elles aient été suivies par d’autres avant vous ? Si c’est le cas, pourquoi ? Quelles sont les raisons qui vous pousseraient à suivre ces propositions ? Pourquoi aller voir la tour Eiffel, après tout ? Pourquoi apprendre à faire pousser des tomates ?
Le désir d’être le premier à découvrir ou inventer est parfois trop fort dans le cas de l’exploration intellectuelle. Mais, maintenant que je peux reconnaître et réduire ce désir, peut-être pourrais-je le combattre et apprécier d’autant plus l’exploration personnelle.

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